La Liturgie après Vatican II : quelles fidélités créatrices ?
Quand l’Église propose la liturgie comme une action du « corps du Christ » dans un acte public de culte, elle adresse une formidable question à la culture moderne. Cette dernière connaît en effet de nombreux rites que les sciences humaines ont largement analysés selon leurs méthodes propres (cf. Enjeux du rite dans la modernité, RSR 78 [1990], nos 3 et 4) alors que la modernité relègue la religion dans la sphère privée. Celle-ci s’étonne donc que le christianisme propose un rapport à Dieu dans un culte public. Aujourd’hui cet étonnement se transforme d’ailleurs plus fréquemment en perte de plausibilité, l’homme contemporain ayant perdu en Occident l’évidence avec laquelle il entrait autrefois dans l’univers symbolique de la tradition rituelle du christianisme. Est-il encore homo liturgicus?
Une réflexion anthropologique s’avère donc nécessaire pour comprendre la nature sociale de la liturgie dans l’Église. M.-D. Chenu l’avait fait en son temps dans « Anthropologie et liturgie » (cf. Unam sanctam, no 66, Paris, 1967, 159-177) considérant alors la liturgie comme une série d’actions développées par des collectivités où chacun est acteur et non spectateur. La liturgie lui apparaissait nécessairement communautaire pour la raison qu’elle exprime, dans le corps mystique du Christ, la nature essentiellement sociale de l’homme. Cette réflexion anthropologique a été ensuite menée par L.-M. Chauvet sous l’angle du langage rituel (cf. RSR 75/2 [1987], 81-106 et 78/4 [1990], 535-564). Il s’agit là, pour cet auteur, de quelque chose de l’ordre d’une pragmatique plutôt que de celui d’une sémantique, le rite chrétien fonctionnant en deçà des signifiés. La crise contemporaine du rite en christianisme viendrait alors de la difficulté à négocier l’écart entre l’hétérotopie maximale et l’hétérotopie minimale, entre hiératisme et banalisation. La dimension sociale de l’homme croyant et la performativité liturgique qui s’opèrent dans le culte, libèrent la foi d’une concentration excessive sur la fides quae et sur la moralité. Le lieu liturgique peut être alors théologiquement compris comme public et social. En effet, il restitue la situation d’appel et de réponse que font entendre les Écritures qui forment le coeur et l’ossature de l’euchologie rituelle. C’est pourquoi la constitution conciliaire sur la liturgie Sacrosanctum concililum (1963), met au centre de la définition de la liturgie le Verbe fait chair et le Christ en son mystère pascal. Avec ce dossier sur « la Liturgie après Vatican II », la revue renoue donc avec le premier numéro de 2012 sur « Le concile Vatican II en débat ». Après la difficile traversée d’un « vide » et le temps nécessaire à la formation d’une « conscience conciliaire (1962), l’assemblée parvenait en automne 1963 à promulguer ses deux premiers textes, la Constitution sur la sainte Liturgie et le Décret sur les moyens de communication sociale ; double expression de la vision conciliaire de Paul VI « d’unir ensemble vie intérieure et vie extérieure, contemplation et action, prière et apostolat » (Allocution pour la clôture de la deuxième session, 4 décembre 1963). Or, si nous revenons, au début du Cinquantenaire de Vatican II, à Sacrosanctum concilium, ce n’est pas seulement parce que c’est le premier texte promulgué qui, dans son Préambule (no 1), trace effectivement le programme du Concile, mais encore et surtout parce que les conflits herméneutiques qui ont jalonné l’histoire de la réception trouvent leur « épicentre » dans les débats anciens et récents sur la liturgie, l’impact des réformes liturgiques, inaugurées par ce texte, sur le peuple chrétien restant sans aucun doute la face la plus visible de la mutation postconciliaire vécue par l’Église catholique.
Trois questions traversent ce dossier. La première porte sur la place de la Constitution dans l’ensemble du corpus et de l’événement conciliaires. Déjà Giuseppe Dossetti avait considéré, dans ses leçons de 1965 (cf. « Per une “Chiesa eucaristica” », éd. Bologna, 2002), avait considéré Sacrosanctum concilium comme une clé pour l’herméneutique du Concile. On ne peut nier en effet que c’est dans ce texte que le Concile approche au plus près et dépasse les limites du paradigme dogmatique, forgé par la néoscolastique et mis en question par une nouvelle attention à la « pastoralité » de la doctrine chrétienne comme à la manière de l’homme contemporain d’habiter le monde et son univers symbolique. L’article de Patrick Prétot qui ouvre ce numéro et qui s’interroge sur « la place de la Constitution sur la liturgie dans l’herméneutique de Vatican II » traite plus particulièrement de ce problème, renouant avantageusement avec le dossier présenté en 2012.
Une deuxième question, plus historique, porte sur l’enracinement de la Constitution dans le Mouvement liturgique dont les origines lointaines remontent à la première moitié du XIXe siècle. L’opposition stérile entre une « herméneutique de continuité » et une « herméneutique de discontinuité » risque de se répercuter dans l’appel, entendu aujourd’hui, à un « nouveau mouvement liturgique » alors qu’on peut décrire les différentes phases ante- et postconciliaires de ce Mouvement, toujours vivant et ouvert, comme portée par une unique et même question déclinée différemment : le problème d’une nécessaire ritualisation de la révélation et de la foi. Dans le dernier article de ce dossier sur « la tradition liturgique dans le monde postmoderne », Andrea Grillo aborde cette question de front, montrant avec beaucoup de finesse que la crise de la tradition rituelle du christianisme ne peut être dépassée qu’en retrouvant aujourd’hui autrement «l’interaction entre action de l’homme et action de Dieu, entre visibilité et invisibilité, entre extérieur et intérieur, entre culte et sanctification », en acceptant donc un véritable « changement paradigmatique » pour maintenir la continuité de la foi.
À l’arrière-plan de cette double interrogation sur la place de la Constitution Sacrosanctum concilium dans l’œuvre du Concile et dans l’histoire du Mouvement liturgique se fait donc entendre un appel urgent à une réflexion anthropologique . Par là, on touche au troisième questionnement de ce numéro, abordé sous l’angle de la « traduction », dans une perspective plus pratique dans les articles d’André Haquin (Belgique), de Martin Klöckener (Suisse) et de Martin Stuflesser (Allemagne) et dans une perspective de théologie fondamentale avec Andrea Grillo (Italie) : la liturgie catholique, est-elle un « lieu » où s’expriment des fidélités créatrices ? La question exige d’être traitée sous différents angles : elle nécessite des enquêtes précises quant à la pratique effective des Églises et des comparaisons historiques pour sortir d’une idéologisation néfaste, un débat sur le plurilinguisme dans la tradition chrétienne, tentée de considérer le latin comme langue sacrée, ou encore une réflexion ecclésiologique sur l’ajustement de la norme et d’une liberté créatrice. Sur le plan d’une théologie fondamentale de la liturgie, l’intégration d’approches anthropologiques (au sens strict du terme) de la ritualité sociale conduit à s’interroger sur les présupposés mêmes de la modernité occidentale et sur ses effets pervers, voire ses appauvrissements contemporains.
À la suite de Pierangelo Sequeri, Andrea Grillo milite ici pour un second tournant anthropologique qui s’explicite, sur le plan de la liturgie, par un nouveau type de rapport entre les termes classiques de l’explicatio sacramenti que sont sa « forme », sa « matière » et son rapport au « ministère ». Nos lecteurs pourront être étonnés de ce que les Recherches de Science Religieuse traitent de questions liturgiques. Cette brève présentation et l’ensemble du dossier les convaincra, nous l’espérons, de ce qu’il ne faut pas renoncer à l’interaction entre la discipline « scientifique », issue du Mouvement liturgique, et la théologie proprement dite ; les articles ici rassemblés voudraient en être une belle démonstration. Cette collaboration heureuse a déjà eu lieu pendant le Concile, et elle est internationale ; la provenance des auteurs de différents pays européens reproduit en effet – de manière quelque peu anachronique, avouons-le – le triangle des trois espaces linguistiques impliqués prioritairement dans la rédaction de Sacrosanctum concilium.
Qu’il nous soit permis de nous interroger pour finir sur la formule centrale de ce texte, plusieurs fois citée par les auteurs de ce numéro : « Toutefois (attamen), la liturgie est le sommet auquel tend l’action de l’Église et en même temps la source d’où découle toute sa vertu » (SC, 9). L’étonnant « toutefois » (presque toujours éliminé dans nos manières de citer) situe la liturgie sur un chemin : un chemin d’accès d’ailleurs largement évoqué juste avant (« La liturgie ne remplit pas toute l’activité de l’Église… »), chemin de « glorification de Dieu » (SC, 9) qui continue bien après la « sortie de l’Église ». Si l’on parle d’une nécessaire ritualisation de la révélation et de la foi – question qui hante l’ensemble du Mouvement liturgique –, comment honorer le type de présence de l’Église dans la société grâce à une hospitalité élémentaire, toujours plus ou moins complexe, plus ou moins ritualisée, et surtout si l’on tient bien compte du fait que le ministère de Jésus au sein des réalités avant-dernières préparait, en dehors du temple, une « liturgie » dont il ne faut jamais oublier le caractère dramatique ? Si les numéros de 2012 de notre revue se laissaient aisément regrouper autour d’un questionnement ecclésiologique – « Pourquoi l’Église », – ceux de cette année prendront une tournure davantage anthropologique ; on vient de le comprendre. Le numéro 3 offrira aux lecteurs le dossier préparatoire au Colloque des RSR qui aura lieu les 14, 15 et 16 novembre 2013 (cf. annonce p. 159). Il abordera, lui aussi, une thématique anthropologique : « Penser la différence dans la crise culturelle de l’Europe – L’expérience chrétienne sollicitée ». Dans le numéro 2, le lecteur trouvera, entre autres, quelques-uns des apports au Colloque, organisé en 2010 par la revue et l’Institut catholique de la Méditerranée (Marseille), sur les rapports entre « sciences religieuses » et théologie tandis que le dernier numéro de cette année poursuivra la recherche sur le « Jésus historique » (Colloque RSR publié en 2010) en revisitant les origines chrétiennes.
N’oublions pas non plus la série de nos Bulletins scientifiques qui reflètent le champ bien mobile de la recherche théologique. Un nouveau bulletin d’anthropologie théologique a donc été créé et confié à Jean-Baptiste Lecuit (Lille) ainsi que deux bulletins en histoire moderne et contemporaine, élaborés par Yves Krumenacker (Lyon) et Christian Sorrel (Lyon) ; Étienne Grieu (Paris) s’est chargé du Bulletin de théologie sacramentaire. Par ailleurs, le Comité de rédaction est heureux de pouvoir compter désormais sur les compétences de Jean Greisch (Paris).
Que ce premier éditorial de 2013 renouvelle à nos lecteurs nos remerciements pour leur infatigable fidélité. Sans leur intérêt et leur curiosité intellectuelle, les RSR ne pourraient continuer leur labeur au service de la théologie et de l’Église.