Les âges de la vie. Crise des représentations et enjeux théologiques
Est-ce le signe d’une mutation du discours de l’Église ? Dans les chapitres 6 et 7 de la récente Exhortation apostolique Amoris laetitia (2016), qui portent respectivement sur la pastorale familiale et l’éducation des enfants se dessine, pour la première fois, une théologie des âges de la vie. La mettre en œuvre ne s’impose pas seulement parce qu’à l’instar de son fondateur, l’Église et ses acteurs pastoraux doivent se rendre proches des itinéraires humains – le pape François rappelle habilement une formule oubliée de saint Thomas : « Plus on entre dans les détails, plus les exceptions se multiplient » (Amoris laetitia, 304) – ; une telle théologie est aussi appelée par les transformations radicales de nos sociétés qui refluent sur l’ensemble de nos existences et les étapes de vie que nous parcourrons.
Percevant la carence d’une réflexion théologique sérieuse sur cette réalité pourtant vitale, les RSR ont décidé dès 2015 d’ouvrir ce nouveau chantier. Il se situe dans la ligne des thématiques anthropologiques qui, ces dernières années, ont davantage mobilisé la Revue. Je remercie Marie-Jo Thiel, membre du Conseil de Rédaction, d’avoir apporté ses compétences à la conception de ce numéro exploratoire. Elle en a assuré le premier article où, proposant une problématique à la fois socio-philosophique et théologique, elle donne l’impulsion à l’ensemble du parcours. Si les âges de la vie désignent toujours un construit en dépendance des sociétés dans lesquelles il s’inscrit, et de leurs évolutions, il faut bien reconnaître que, dans une situation inédite comme la nôtre où les âges se brouillent et certains « transhumanistes » rêvent de la disparition du vieillissement, la réflexion théologique et pastorale doit se réinterroger sur ses propres ressources. En raison de sa référence eschatologique, la tradition chrétienne a tenu dès l’antiquité à distinguer l’évolution des âges de la maturation spirituelle, portée par l’expérience d’une « nouvelle naissance » ou de la « naissance d’en-haut » (Jn 3, 3). Plus radicalement, elle est aujourd’hui confrontée à celles et ceux qui espèrent trouver leur « salut » dans des technologies d’immortalisation de leur esprit.
Ne pouvant retracer en détail les méandres d’une théologie chrétienne des âges de la vie, nous nous sommes tenus à un seul exemple historique, à vrai dire hautement significatif, tiré de la vie du christianisme naissant.
Quand les premières communautés se sont mises à désigner leurs propres autorités par le comparatif substantivé presbyteroi, elles adoptaient en réalité un modèle social bien accrédité dans la cité antique et dans la synagogue, à savoir celui de la gestion collective du village, de la corporation ou de l’association par une génération (plutôt que par une classe d’âge précise), une génération dont l’autorité et l’expérience étaient supposées acquises. L’article de Marie-Françoise Baslez sur l’adoption et l’interprétation de ce « principe d’ancienneté » par les communautés apostoliques (qui complète celui sur « L’Église des réseaux » dans RSR 101/4 [2013], 549-576) montre bien en filigrane que ces Églises s’inscrivent dans un « construit » sociétal qu’elles recadrent et font évoluer en fonction de leur propre vision du monde. De ce fait, les presbyteroi deviennent des figures constitutives de la tradition. Si le principe d’ancienneté provoque là des conflits générationnels analogues à ceux qui existent dans les communautés contemporaines, on peut cependant penser qu’ils n’ont pas joué le même rôle que ceux de l’ethnicité, du statut ou du genre (Ga 3, 28). Ce sont ces derniers que Paul (qui ne connaît pas encore de presbyteroi) tente de dépasser en fonction de son eschatologie baptismale, s’étonnant au passage dans sa première épître à Timothée qu’un « jeune » soit proposé comme modèle (1 Tim 4, 12).
C’est dans l’article de Brigitte Cholvy que cette référence chrétienne à l’eschatologie est explicitée pour aujourd’hui grâce à une reprise de sa réélaboration au XXe siècle, qui conduit vers la notion centrale de « réserve eschatologique ». La théologienne répond là au double défi du brouillage contemporain des âges et du rêve transhumaniste en montrant que la « réserve » chrétienne engendre des manières concrètes de vivre qui peuvent se présenter comme « désirables » ; elle leur donne une configuration précise en s’inspirant de la recommandation de la lettre à Tite de « vivre dans le temps présent avec réserve, justice et piété », adressée à tous les hommes, vieillards ou femmes âgées, jeunes femmes ou jeunes gens, esclaves ou hommes libres (cf. 2, 1-10). Si la foi chrétienne ne dispose donc pas de discours spécifique sur les âges de la vie, s’inscrivant Les âges de la vie. Crise des représentations…plutôt dans les construits sociétaux et leurs failles, elle propose cependant
un « art de vivre » ou un « style » spécifique qui permet à celles et ceux qui l’adoptent d’engager un rapport nouveau à leur âge.
On devine déjà les implications pastorales d’un tel rapport « baptismal » aux âges de la vie, leur brouillage étant précisément une invitation pressante à l’adresse des acteurs ecclésiaux à mobiliser les ressources pastorales de l’initiation catéchétique et sacramentelle pour accompagner la croissance spirituelle vers l’expérience unique du fidèle d’être « engendré d’en-haut ». C’est à François-Xavier Amherdt qu’il revient de conclure ce parcours en montrant que le modèle du catéchuménat est parfaitement apte à être transposé à tout âge. Le théologien suisse montre les tenants et aboutissants d’un tel élargissement, déjà entré dans les mœurs (si je puis dire), sans qu’on prenne toujours la mesure de ce que cette attention renouvelée aux commencements et aux maturations exige d’énergie et de compétence.
Que ce dossier exploratoire puisse aider nos lecteurs à mieux comprendre quelques enjeux anthropologiques d’une Exhortation comme celle sur « la joie de l’amour », et à scruter, en allant dans le « détail », les marques discrètes que « l’ultime » laisse dans les « réalités avant dernières » de nos itinéraires, selon le mot de Dietrich Bonhoeffer !
Christoph Theobald