Éditorial (104/2)

par Christoph THEOBALD

janvier-mars 2016 - tome 104/1

THEMES :
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Sens de la foi, sens des fidèles

Délicat sujet que ce thème du « sens de la foi » des fidèles (sensus fidei fidelium), aussi traditionnel soit-il dans l’Église ! Évoqué à Vatican II (cf. notamment Lumen gentium, 12), il a fait en 2014 l’objet d’un document de la Commission théologique internationale (CTI). Plus récemment, dans le contexte des deux synodes sur la famille (en 2014 et 2015), l’exhortation apostolique Evangelii gaudium (EG) du pape François, invitait à reprendre à frais nouveaux un tel sujet. Pareille invitation soulève un certain nombre de questions théologiques de fond, qui ne sont pas sans incidences sur la façon dont se conçoit la vie en Église. Il y a tout d’abord le recours souvent fait à ce « sens de la foi » des fidèles dans un contexte apologétique : soit pour justifier une position théologique déjà fixée dans l’Église, soit, au contraire, pour soutenir une évolution sinon doctrinale ou tout au moins pastorale, notamment dans le champ éthique. Dans les deux cas, on fait valoir le « sens de la foi » des fidèles en oubliant que le discernement de ce « sens » ne va pas de soi : doit-on le prendre en compte au nom d’une « majorité » (maior pars), ou le récuser au nom de l’élite des fidèles catholiques (sanior pars) ? On s’accordera sur le rejet d’une conception purement sociologique, le magistère ne pouvant qu’insister sur la nécessité de ne pas confondre sensus fidelium et opinion publique, aussi catholique soit-elle (cf. Familiaris consortio [1981], 5 ; L’instruction sur la vocation ecclésiale du théologien [1990], 35). Il n’en est pas
moins difficile de définir théologiquement un tel concept ni surtout de s’y référer de façon opératoire.
Aussi, un certain nombre de questions théologiques de fond demandent-elles ici à être prises en compte.
1. Selon une théologie de la révélation, c’est d’abord toute l’Église qui reçoit, qui adhère, qui transmet, qui annonce… Et c’est toute l’Église qui, dans son adhésion à la révélation, est infaillible ; d’où la nécessité de préciser le rôle de l’Esprit Saint. On devra donc reconnaître là que l’ensemble des fidèles est « sujet » de la foi de l’Église, et non récepteur passif de l’enseignement du magistère. Ainsi se trouve posée la question du rôle propre de ce magistère dans l’Église. Le document de la CTI énonce que « le magistère nourrit, discerne et juge le sensus fidelium » (Le sensus fidei dans la vie de l’Église, nos 76 et 77).
Mais ce sont d’abord l’Écriture, la tradition ecclésiale, la vie sacramentelle qui « nourrissent » les fidèles ! Et comment, par ailleurs, le magistère « discerne » -t-il le sensus fidei des fidèles catholiques, et en « juge » -t-il ?
2. Surgit alors la question de la réception, du fait même d’une non réception. Ce « manque de réception » de documents du magistère « peut être le signe d’une faiblesse dans la foi », voire d’un manque de foi de la part du peuple de Dieu, fût-ce « en raison d’un manque de critique de la culture contemporaine ». Mais, ce peut être aussi le signe d’une faute des autorités manquant de prendre en compte, comme elles le doivent, l’expérience et le sensus fidei des fidèles, « ou sans que le magistère ait suffisamment consulté » ces derniers (document de la CTI, 123). Ainsi, la CTI suggère-t-elle qu’il peut y avoir quelque chose de légitime dans la non-réception d’un document magistériel. Mais comment évaluer concrètement cette non-réception ? Se trouve ainsi posée la question de la conscience, de ses droits et de ses devoirs, et plus largement celle du statut ecclésial des fidèles laïcs (cf. LG, 35) : à quoi ceux-ci sont-ils habilités par leur baptême ? Quelle compétence spécifique peut leur être reconnue au titre de leur insertion dans le monde et de leurs responsabilités familiales en correspondance de charismes particuliers ? À quel titre la « piété populaire » peut-elle être qualifiée de « lieu théologique » (EG, 126) ? Evangelii gaudium fait valoir que celle-ci loin d’être « vide de contenus », en « révèle et [en] exprime plus par voie symbolique que par l’usage de la raison instrumentale, et, dans l’acte de foi, elle accentue davantage le credere in Deum que le credere Deum » (124). Ce point de vue a-t-il des implications concrètes ? Le statut de la théologie semble également en cause : est-elle une expression légitime, et autorisée à un titre particulier, du sensus fidelium (Cf. document de la CTI, nos 81-84) ?
3. Ces questions ont par ailleurs d’importantes conséquences institutionnelles. Le magistère romain semble avoir marqué des réticences par rapport à des procédures donnant sans discrimination la parole au peuple de Dieu. Les évêques des USA, en ayant rédigé deux lettres pastorales importantes sur la paix et sur l’économie (1983 et 1986), avaient d’abord procédé à de nombreuses consultations. Une telle procédure fut considérée
comme une des causes du document romain Apostolos suos (1998), interprétant de façon restrictive l’autorité magistérielle des conférences épiscopales. Rappelons aussi l’instruction de 1997 sur les synodes diocésains interdisant de mettre à l’ordre du jour des questions ne concordant pas avec la doctrine catholique, ou relevant de la discipline, c’est-à-dire de la seule autorité ecclésiale. Par contre, il semble que l’encyclique Laudato si’ ait été précédée d’une consultation. De même, les consultations de l’ensemble du peuple de Dieu avant les synodes sur la famille de 2014 et 2015, dénotent une volonté de prendre en compte non seulement l’opinion, mais les convictions fondées des catholiques sur ce qui relève de leurs responsabilités. De son côté, le pape François évoque « le dialogue entre les personnes, les évêques et le pape » qui seul peut permettre l’action nécessaire de l’Esprit Saint. Le jeu de la parole en Église – quoi qu’il en soit du « dernier mot » – s’avère essentiel (Cf. document de la CTI, nos124-126) : est-il favorisé ?

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Pour aider le lecteur à se retrouver dans ce vaste chantier, le présent numéro offre trois études. La première, due à Joseph Famerée de l’Université catholique de Louvain, porte sur l’émergence et l’histoire de la notion (et de ses déclinaisons : sensus fidei, sensus fidelium, etc.), sur son traitement à Vatican II. Elle est prolongée par la prise en compte de la réception du Concile, jusqu’au document de la Commission théologique internationale de 2014, mentionné plus haut. L’article aborde en particulier la distinction (souvent polémique) entre sensus fidelium et opinion publique, ainsi que les relations entre sensus fidelium et magistère et la fonction propre des théologiens. Sur la base de cette magistrale synthèse documentaire et historique, un deuxième article, composé par Jean-François Chiron de l’Université catholique de Lyon – que je remercie d’avoir collaboré à l’élaboration de ce numéro –, envisage l’actualité de la question : des textes du pape François, de son discours ecclésiologique et de ses gestes et démarches, se dégage-t-il une prise en compte et une théologie spécifique du sensus fidei fidelium ? Quelles sont les procédures institutionnelles qui (à tâtons !) se mettent en place pour honorer davantage ce « sens qui est celui du peuple tout entier » (LG, 12) afin de le rendre opératoire ? Quelles résistances s’y opposent-elles ? Quelle diversité dans les façons de vivre le catholicisme se
manifeste-t-elle dans une Église désormais perçue comme « polyèdre » ?
Selon cette deuxième étude comme la précédente, le sensus fidei fidelium semble bien se situer dans l’« architecture » relationnelle, toute en tensions, de la tradition chrétienne. Dû au signataire de cet éditorial, un dernier article de ce numéro tente donc d’identifier la fonction précise de ce « sens » au sein d’un ensemble plus vaste : quelles sont les mutations historiques qu’il y a subies, et quelles sont les potentialités d’avenir qu’il contient en ce moment historique qui est le nôtre ? Dans une telle situation, voire de non évidence de la proposition chrétienne, il semble décisif que la tradition chrétienne puisse compter sur cette « boussole » interne qui lui permet de se maintenir vivante. Souhaitons en conclusion qu’une intelligence approfondie de la fiabilité du sensus fidei fidelium aide nos Églises dans le nouveau processus de réception, engagé par l’Exhortation Amoris laetitia qui, cinquante ans après Vatican II, clôture le processus synodal de 2014 et de 2015.

Christoph Theobald