C’est à une crise culturelle sans précédent que le christianisme européen se trouve aujourd’hui confronté, et particulièrement dans le champ de l’anthropologie. Jusqu’à une époque récente, les contestations dont il faisait l’objet n’empêchaient pas – du moins de façon générale – un certain consensus de fond : sur les représentations élémentaires de l’être humain, de la différence homme-femme, de la vie en société, ou encore du rapport à la nature. Désormais, nous sommes dans un monde où ces représentations ne vont plus de soi pour un certain nombre de nos contemporains, personnes ou groupes. Ce ne sont pas simplement des « valeurs » traditionnelles qui seraient concurrencées par de nouveaux idéaux. Sont en cause les grandes symboliques qui ont puissamment contribué à façonner la société européenne. Or, ces symboliques sont largement redevables de la tradition judéo-chrétienne et des traditions gréco-romaines (ou plus précisément du travail pluriséculaire que la tradition judéo-chrétienne a opéré sur ces traditions gréco-romaines). Ainsi, des valeurs essentielles à la modernité occidentale étaient elles-mêmes tributaires, et dans une large mesure, de la tradition judéo-chrétienne.
À ce titre, deux exemples sont particulièrement significatifs, celui de la différence homme-femme et celui du rapport à la nature. À propos du premier, la tradition non seulement judéo-chrétienne mais humaniste de l’Occident se trouve désormais aux prises avec les théories du gender, et, surtout, avec des pratiques sociales et culturelles qui ébranlent bien des représentations héritées. Certes, on est ici en présence de positions très diverses, plus ou moins radicales selon les cas. Le christianisme est en tout cas interrogé : comment rendre compte, dans ce contexte, d’une tradition qui a toujours donné une grande place à la différence homme-femme ? L’autre exemple, celui du rapport à la nature, et spécialement de la place de l’homme dans la nature, présente des évolutions qui tendent à relativiser cette place au nom d’arguments eux-mêmes très divers. Ici encore, le christianisme, et plus largement la tradition judéo-chrétienne, se trouve interrogé, compte tenu de son insistance sur la spécificité de l’être humain et sur sa destinée unique.
Face à ces défis, le colloque des RSR en novembre prochain, se propose plusieurs objectifs : tenter d’abord d’identifier la spécifique nouveauté de notre situation culturelle, en privilégiant la thématique de la différence, ou plutôt, de ce qui ébranle aujourd’hui la compréhension traditionnelle de la différence, que ce soit dans le cas de la différence homme-femme, ou à propos de l’« exception humaine » dans le monde ; discuter ensuite des tentatives théologiques qui, jusqu’à un certain point, s’efforcent d’intégrer les nouvelles représentations de la relation homme-femme ou du rapport à la nature (les théologies féministes, elles-mêmes très diverses ; les théologies écologiques…) ; et surtout, s’interroger sur ce qui, par rapport à toutes ces évolutions, peut servir de repère ou de « boussole ».
Plus fondamentalement, à quoi la tradition chrétienne peut-elle ou doit-elle être légitimement rattachée dans ce contexte ? Compte tenu de l’histoire qui est la sienne et de la conscience historique qu’elle a ainsi développée, qu’est-ce qu’il paraît vital de tenir, non seulement pour l’avenir du christianisme, mais d’abord pour celui même de la société ? Comment, dans ce contexte, développer une « anthropologie de la différence » qui soit fondée du point de vue chrétien en même temps qu’audible dans la situation culturelle de notre temps ?
Tout en mesurant l’importance de la rupture culturelle intervenue en Europe, l’enjeu est donc de faire apparaître les ressources dont le christianisme lui-même est porteur, pouvant lui permettre de faire entendre sa voix dans le contexte présent – tant à partir de ses Écritures que de sa tradition dogmatique. Les quatre articles de ce numéro préparatoire ont pour objectif de préciser les contours de cette problématique et d’en proposer une première exploration. Les deux premiers se situent dans le champ de la philosophie et de l’anthropologie culturelle. Tout en mettant en place les catégories d’ « altérité » et de « différence », Olivier Rey traverse les deux terrains où elles sont plus particulièrement en jeu : la différence entre « l’humain » et le « non humain », et la différence entre homme et femme. Sur cette base, il analyse la mise en cause, à l’époque moderne, de l’importance structurante de la différence des sexes pour les sociétés humaines et s’interroge sur les motifs qui nourrissent sa contestation. Nos sociétés contemporaines se trouvent en tout cas devant une difficulté fondamentale qui est celle de gérer le conflit entre la demande de reconnaissance de toutes les différences, et l’exigence
concomitante d’égalité ; difficulté qui risque de se transformer en contradiction, et qui, en tout cas, ne peut trouver de solution que par des « accommodements raisonnables ».
Jean-Marie Donegani se situe sur le même terrain, mais réfléchit davantage en sociologue et anthropologue à la crise interne à la modernité, cette crise qui est liée pour une large part à l’indétermination des fins politiques ; d’où la difficulté de nos démocraties libérales à la gérer de manière pragmatique. Privées par principe de tout fondement absolu, elles sont traversées par le pluralisme radical des convictions et représentations du monde. Le diagnostic de la crise d’identité, voire du « déclin » ou, selon certains, du « suicide culturel » de l’Europe, est alors fréquemment posé sous l’égide d’une critique de ce caractère indéterminé et immanent de notre organisation politique, quoi qu’il en soit de la référence au patrimoine religieux et chrétien de l’Occident. Or l’universalisme religieux et chrétien
s’avère désormais radicalement particularisé face à la prise en compte d’autres types d’humanité. Ainsi se dessine une configuration fortement conflictuelle et en quelque sorte binaire, que Donegani décline en traversant la « crise du sujet », la « crise de la différence » (avec la question du gender) et la « crise de l’universel », le catholicisme étant affronté, dans cette situation, à la tentation du retrait « communautariste», et à une crispation, en son sein, sur une anthropologie ramassée sur le paradigme de la différence sexuelle.
Dès ces premiers articles, s’affirment des positions différentes, l’une argumentant (en incluant des arguments linguistiques) en faveur de « l’importance structurante de la différence des sexes pour les sociétés humaines », et l’autre mettant en lumière les contradictions internes des magistères religieux et analytiques , surtout quand ils s’opposent au nominalisme et à l’artificialisme des Modernes et militent pour un pacte de confiance entre les mots et les choses, entre l’ordre référentiel et celui du langage. Les contours du débat qui aura lieu pendant le colloque sont donc dessinés, la terminologie de la « grammaire de l’humain » offrant peut-être un terrain possible d’entente, à condition de ne pas confondre la structure grammaticale d’un texte et le contenu textuel généré par cette grammaire. Les deux articles suivants amorcent la question des ressources dont disposent nos traditions pour affronter cette nouvelle situation culturelle. Il a semblé nécessaire d’honorer d’emblée la pluralité des traditions et d’adopter également un point
de vue extra-européen. Ainsi sommes- nous renvoyés, de manière nouvelle, à notre propre vision des choses, aux acquis et aux incertitudes de notre identité européenne, chrétienne, à faire entrer dans un processus nouveau d’apprentissage.
Dans cette perspective Jacques Scheuer analyse en spécialiste de l’hindouisme, l’univers différencié et ritualisé du dharma avec ses classes, castes et étapes de vie qui engagent également les relations entre sexes comme avec le monde animal et le monde du divin. L’émergence de la figure du renonçant fait surgir un paradoxe, repéré pour la première fois par l’anthropologue Louis Dumont et déjà cité par Olivier Rey, au sujet du conflit entre reconnaissance des différences et égalité. À ce paradoxe l’occidental est particulièrement sensible : « En quittant le monde, le renonçant s’est vu soudain pourvu d’une individualité, incommode sans doute, qu’il lui faut transcender ou éteindre. Sa pensée est celle d’un individu. C’est le trait essentiel qui l’oppose à l’homme-dans-le-monde. » (Homo hierarchicus, p. 336). La fin de l’article fait alors intervenir l’Inde moderne, montrant brièvement comment les exacerbations du système de différences et ses ressources internes permettent des recompositions à la fois souples et non pourvues d’ambiguïtés, voire de violences, pas très éloignées de ce que nous pouvons désigner en Occident comme des « accommodements raisonnables ».
Le dernier article de ce numéro préparatoire se tourne alors vers la tradition biblique, et plus particulièrement vers l’Ancien Testament. André Wénin rappelle que, sur les deux questions, la différence entre l’humain et la nature comme entre l’homme et la femme, les récits de la Genèse et leurs reprises vétérotestamentaires sont bien plus complexes et subtils que ne le laissent percevoir leur interprétation néotestamentaire et, surtout, leur utilisation ultérieure pour fonder une anthropologie essentialiste. L’article amorce donc un travail de réinterprétation de la tradition chrétienne, rendu possible grâce à un questionnement nouveau en fonction d’autres problématiques, grâce au prisme d’autres cultures, et moyennant de nouvelles approches méthodologiques. L’enjeu de ces textes n’est pas tant de savoir ce qu’est « l’homme » et « la femme » au sein de la nature, mais de penser comment telle ou tel vont conjuguer leurs singularités dans le contexte d’altérités multiples.
C’est par cette relecture critique de la tradition chrétienne que débutera le colloque, le but étant de repenser, dans une perspective à la fois biblique et philosophique, les ressources propres du christianisme en soulignant plus particulièrement l’orientation eschatologique de cette tradition. C’est à partir de cette relecture que nous reviendrons au diagnostic – controversé – de la crise culturelle de l’Europe, avant d’engager une réflexion sur la « grammaire de l’humain » qui s’inspire du point de vue chrétien, tout en voulant rester audible dans la situation culturelle de notre temps.